IBUKA Mémoire & Justice
10 ème COMMERATION DU GENOCIDE DES TUTSI: Programme 2004



IBUKA –MEMOIRE ET JUSTICE

Dixième commémoration du génocide tutsi

Discours d’inauguration

Anne-Marie REVCOLEVSCHI

Bruxelles - février 2004

POURQUOI COMMEMORER UN GENOCIDE ?

QUEL SENS LES COMMEMORATIONS ONT-ELLES ?








Monsieur le Député,

M. le Président,

Mesdames, Messieurs,

Chers amis,

 

 

 

C’est avec le sentiment d’un grand privilège que je mesure l’invitation que vous m’avez faite d’être parmi vous aujourd’hui.

Dix ans déjà que le génocide des Tutsis a été perpétré.

Dix ans déjà depuis ce génocide, où près d’un million de Tutsis furent assassinés entre avril, mai, juin 1994.

 

Chacun d’entre nous, ignorant ou non des réalités africaines, proche ou non de ces combats, a encore devant les yeux et dans les oreilles, les images de ce génocide, les appels des journalistes et des ONG, qui horrifiés par le début des massacres, parlaient des eaux rougies du lac Victoria et montraient des charniers de femmes et d’enfants, au bord des routes et dans les broussailles.

 

Chacun, ai-je dit peut être, imprudemment. En tour cas, ces images et ces commentaires sont gravés dans ma mémoire.

Gravés, certainement, mais je dois le reconnaître devant vous, enfouis, également.

Enfouis, recouverts de ces différentes strates faites d’autres images, d’autres drames dont nous avons été les spectateurs mais auxquels nous n’avons pas été, non plus, directement liés, dans notre chair : surabondance d’évènements, imposés par un système médiatique qui nous éloigne d’une prise directe sur le réel.

 

Le risque d’amnésie nous guette - t-il donc déjà ?

 

La question que vous m’avez donc posée, et à laquelle je vais essayer de répondre «  Pourquoi commémorer un génocide ? Quel sens ont ces commémorations ? »   appelle donc tout naturellement une première réponse, très simple : puisque l’amnésie nous guette déjà, commémorer ce génocide, c’est refuser cette anémie de la mémoire, c’est  faire remonter à la surface de nos consciences, des évènements qui s’y étaient perdus.

 

Or, le génocide des Tutsis, cette campagne d’extermination hallucinante qui fit un million de victimes, femmes, enfants, hommes, vieillards, en à peine cent jours, figure parmi les évènements majeurs, au tournant du vingtième siècle. Et après dix ans seulement, être déjà guetté par l’amnésie est inadmissible et impardonnable.

 

Et d’autant plus inadmissible pour les Juifs qui, soixante ans après, continuent d’entretenir cette flamme de la mémoire de la Shoah ; non seulement au sein des leurs, mais au cœur de l’histoire du vingtième siècle ; parce qu’ils considèrent la Shoah comme une fracture dans la conscience humaine, sans précédents, mais hélas avec des lendemains, des répétitions, même si les scenarii sont différents, même si les machettes ont remplacé les chambres à gaz.

 

Nous le savons. Les hommes se servent d’armes différentes pour accomplir des desseins identiques : détruire systématiquement, avec préméditation, organisation, en vue d’une « solution finale » qui a pour objet de rayer de la communauté des hommes, un groupe, un peuple, une nation, décrétés inférieurs, nuisibles, et donc indésirables et exterminables.

 

En l’occurrence, les armes furent différentes. Mais la communauté internationale resta, alors, la même : silencieuse. Le résultat fut identique.

 

Les souffrances des survivants furent et continuent d’être quotidiennes car le passé est en fait toujours présent, obsédant ; il modèle leurs vies renaissantes, leurs pensées, leurs rêves ou plutôt leurs cauchemars.

 

Mais il convient d’aller plus loin et de s’interroger sur les raisons profondes qui justifient ces commémorations. Pour qui ? Pour quoi ? En précisant d’abord que notre réflexion se limite aux commémorations de tragédies humaines dont les acteurs, les victimes et les témoins sont encore vivants.

 

La commémoration est d’abord, me semble-t-il, importante, essentielle, pour les victimes. Rappeler leur mémoire, c’est comme le premier monument qu’on érige, c’est leur rendre hommage. C’est l'expression d'une dette que nous avons à leur égard.

Souvenons-nous, en effet, de cette phrase d’ Elie Wiesel : «  Le bourreau tue toujours deux fois, la seconde fois par l’oubli. »

En rappelant le souvenir des victimes, en les nommant, nous leur rendons leur dignité d’homme, précisément cette dignité qui leur a été enlevée avec la vie. Car lors d’un génocide, qu’il soit nazi pour les Juifs ou hutu pour les Tutsis, la volonté de l’assassin est toujours de déshumaniser sa victime future : les Juifs furent déclarés des sous-hommes, des « déchets », les Tutsis, des « cafards » ; la sémantique était la même, l’intention identique. Or, en rappelant leurs noms, en nommant les disparus, nous leur redonnons cette dignité humaine individuelle qui leur fut arrachée.

 

Mais au-delà de cette identité, de cette humanité redonnée, les cérémonies de commémoration ont, je crois, une autre fonction : elles permettent aux survivants de faire leur deuil ensemble et nous savons combien il faut être entre soi pour partager et surmonter, comme on peut, la souffrance : communauté de destin, communauté de souffrance, communauté de deuil.

La question du « comment vivre après » est ainsi esquissée dans la commémoration. Pour les survivants, la commémoration permet alors de communier dans une mémoire commune et non plus dans la solitude de sa seule mémoire personnelle.

 

Mais la commémoration ne s’adresse pas seulement aux survivants ; elle s’adresse, évidemment aux autres, à ceux qui, comme je le disais au début, ont oublié, failli oublier ou voulu oublier.

Outre le rappel des faits, elle est alors l’occasion de reconnaître ce qui s’est passé, de s’interroger, d’interroger les autres, et dans ces interrogations, dans ces réflexions, la conscience avance souvent avec la vérité.

 

De plus, cette reconnaissance officielle du génocide, exprimée lors des commémorations qui comprennent d’autres représentants que les survivants ou les familles des victimes, contribue, elle aussi, à atténuer leur souffrance. Son importance vient de ce que, en raison de la présence des représentants officiels, on saisit encore davantage ce qui fait la différence entre une tragédie personnelle et une tragédie collective ; et par conséquent, chacun est obligé d’aborder certains problèmes essentiels, notamment la question des responsabilités individuelles et collectives du génocide.

 

De même, quand par exemple, le chancelier allemand Willy Brandt vient s’agenouiller devant le monument du ghetto de Varsovie, quand le Premier ministre Guy Verhofstadt vient demander pardon, au nom de la Belgique en reconnaissant ses fautes et ses responsabilités, quand s’engageant, au-delà de ces mots, il promet de collaborer au travail de la justice et aux efforts de réconciliation nationale, alors clairement, la commémoration, avec ces actes symboliques, entrouvre la porte vers l’espoir.

 

« On ne peut pardonner ce qu’on ne peut punir », disait toutefois Hannah Arendt.

 

En effet, les discours de repentance et de reconnaissance ne suffisent pas, face aux douleurs et aux souffrances quotidiennes des survivants et au difficile travail de « réconciliation » ; et pourtant, ils constituent, je pense, un préalable essentiel que la commémoration permet d’exprimer.

 

Discours insuffisants, disent certains justement, car nous savons aussi combien ce qui domine, c’est avant tout, le besoin de justice qui est immense ; et sans justice, avec, de surcroît, un sentiment d’impunité et de mensonge, alors la souffrance du passé s’amplifie par une souffrance morale indicible. Car la mémoire des victimes est plus longue que celle des bourreaux. C’est ce que dit, avec ses mots, Marie-Chantal, dans le livre de Jean Hatzfeld : « les fautifs et les victimes vont demander à l’oubli une petite protection. Ce n’est pas pour la même nécessité. Ils ne vont pas le demander ensemble. Mais c’est au même oubli qu’ils vont s’adresser ».

Mais, nous le disons à nouveau : l’oubli est impossible, surtout, sans le sentiment que la justice a été rendue, et que le mensonge et l’omission ne triomphent pas ; car ce qui est insupportable, c’est d’habiller les crimes des dépouilles de l’innocence.

Avant même que justice ne soit rendue, reconnaître le crime est donc essentiel : C’est aussi l’une des fonctions des cérémonies officielles de commémoration.

 

Cependant, n’exprimant pas toujours ce que les survivants ressentent, certaines commémorations, parfois vécues comme trop solennelles, faites de pieuses paroles et de déclarations toute faites, sont peu convaincantes, en particulier, pour les jeunes générations qui, de ce fait, n’y assistent pas.

 

On peut alors se demander si la mémoire des génocides et leur commémoration peuvent ou doivent s’accommoder avec la pompe officielle et les ors de la République ou de la monarchie, aux antipodes apparents de la barbarie. Précisément, je pense, au contraire, que cette pompe est nécessaire. Toujours pour les mêmes raisons, parce qu’elle est un hommage aux victimes et à leur mémoire. Parce qu’accomplir un geste officiel, un rituel solennel, est signe d’humanité, à l’opposé du déchaînement animal dont témoigne le génocide.

 

Ainsi, le jour officiel, consacré qui commémore en France le souvenir des grandes rafles des Juifs, voir venir participer aux cérémonies le Premier Ministre, les préfets, les policiers, les représentants de cet Etat qui jadis organisa la déportation des Juifs, c’est le signe d’une victoire sur le passé et sur les discours de haine, de discrimination, de racisme et d’antisémitisme.

 

Bien sûr, ces commémorations, pourtant, nous l’avons dit, ne suffisent pas et la ritualisation, la scénarisation ne doivent pas vider de sens cette mémoire, surtout si nous pensons aux jeunes générations.

 

Il convient de les relayer et de les compléter par un enseignement de l’histoire approprié, mais aussi par la mise en place de mesures juridiques et politiques, qui deviendront des instruments de prévention et de sanction.

 

En effet, il nous faut être conscient que la connaissance d’Auschwitz ne vaccine pas contre Auschwitz. Les haines et les méfiances se transmettent de génération en génération et il est, nous le voyons, difficile de surmonter ces fatalités. Difficile mais possible. Nous savons bien que les paroles incantatoires du « jamais plus » ne fonctionnent pas comme cela. Pour espérer ne plus voir ces atrocités génocidaires recommencer, il nous faut comprendre pourquoi et comment on y arrive, et comment on met en place des structures nationales et internationales pour les prévenir ; car « le plus jamais ça » n’a jamais suffi à préserver les générations futures ; il faut davantage que des bonnes paroles, davantage que des résolutions, davantage que de bonnes intentions.

 

Alors, plus que du devoir de mémoire, parlons donc plutôt du travail de mémoire. Et plus particulièrement du travail des historiens qui doivent écouter les témoins, puis aller plus loin, recouper, analyser, travailler les contextes historiques puis transmettre. Car enfin, la mémoire n'est pas l'histoire : elle est subjective, sélective, affective. La mémoire oublie autant qu'elle conserve. C'est là une de ses vertus, comme l'un de ses risques. Au fil des siècles, l'identité d'un peuple se forge des souvenirs qu'il assume, qu'il entretient ou qu'il perd, voire qu'il refoule. Il n'est donc pas de mémoire digne de ce nom sans l'histoire qui la nourrit et l'éclaire.

 

Mais il nous faut aussi être rigoureux dans ce travail de mémoire  et d’histoire : crimes de guerre, génocides, épuration ethnique, les amalgames conscients ou les formules faciles sont autant de pièges qui nous sont tendus.

Il ne s’agit pas de mesurer les souffrances entre elles, ce qui serait indigne mais il nous appartient d’expliquer et de comprendre que les solutions des conflits sont intimement liées aux raisons de ces conflits : on ne sort pas d’une guerre civile comme on sort d’un génocide, d’une guerre de religion, d’une révolution, d’une guerre de conquête. Toute situation de crise requiert une analyse des faits, un contexte historique politique et idéologique ; et si on n’a pu la prévenir, au moins, peut-on essayer de contribuer à la résoudre.

 

Permettez-moi de reprendre les paroles de Simone Veil : «  comprendre qu’une guerre civile, une revendication territoriale, un désir d’indépendance, tout cela cause des violences répétées, durables et meurtrières mais tant que les conflits restent de cette nature, on peut garder l’espoir de substituer un jour la négociation à l’affrontement. En revanche, l’idée que l’histoire n’est rien d’autre qu’un combat de mort entre races humaines, c’est explicitement le fond de l’idéologie nazie et, comme au Cambodge ou au Rwanda, cela mène au génocide ».

 

 

Je souhaiterais donc, pour conclure, vous dire, d’abord, qu’à l’occasion de cette dixième commémoration, je formule le vœu que, cette fois, les nations et les institutions internationales ne soient pas silencieuses mais qu’elles assument leurs responsabilités respectives. Je sais que vous y employez.

 

Je ne mesure pas la réalité du travail de réconciliation nationale au Rwanda ni l’efficience du « gatcaca », mais je vous souhaite aussi qu’il soit mis un terme au révisionnisme et à l’instrumentalisation du génocide.

 

Je suis consciente, par ailleurs, des obstacles auxquels vous faites face pour garder et marquer ce souvenir : la marginalisation de l'Afrique en général dans la conscience mondiale, le faible intérêt des médias internationaux, les lenteurs de la justice internationale et nationale, et l'hésitation des victimes à raconter leurs histoires ; ce sont des difficultés évidentes.

Elles ne sont pas insurmontables : rassembler les témoignages des rescapés, documenter l'histoire du génocide, raconter son déroulement et ses conséquences, sont essentiels et je sais votre détermination pour le faire.

La Fondation pour la mémoire de la Shoah que préside Simone Veil, sera à vos côtés, si vous le souhaitez, pour vous aider, pour ce qui concerne les travaux de recherche historique que vous souhaiterez entreprendre.

 

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, je vous souhaite beaucoup de courage et de persévérance pour à la fois rester fermes sur la nécessité de se souvenir, de se remémorer et de le faire ensemble, collectivement, mais en même temps de vous préserver et de faire tout pour continuer de vivre en réussissant, avec le temps, « la réconciliation ».

 

Au-delà de ces quelques réflexions générales que j’ai essayé de partager avec vous, j’ai le sentiment que nous avons beaucoup plus à partager ensemble.

Chaque histoire est différente mais nous sommes tous des hommes et des femmes qui partageons ici, personnellement, cette expérience commune du génocide. Et c’est pourquoi, soucieuse de transmettre la mémoire de la Shoah dont nous refusons aussi la banalisation et l’instrumentalisation, attachée à faire reculer les nouvelles formes d’antisémitisme, attentive à promouvoir le rayonnement du judaïsme, troisième mission de notre Fondation, je me sens proche de votre mémoire et comprends si bien votre souci de la défendre à votre tour.

 

Mais, afin de terminer par une ultime réponse à la question que vous m’avez posée, je voudrais aussi vous dire que la commémoration d’un génocide, c’est, pour moi, d’abord donner, rendre la parole aux survivants. Car nul mieux qu’eux ne peuvent exprimer ce  qui leur est essentiel.

 

Or cette parole, j’ai un peu l’impression de l’avoir usurpée ce soir. Pas tout à fait pourtant. Car en transmettant l’histoire de la Shoah, j’ai aussi, à présent le sentiment d’être le passeur de votre mémoire. Ainsi, je fais miennes les paroles très fortes de Claudine, citées par Jean Hatzfeld : «  un génocide n’est pas une mauvaise broussaille qui s’élève sur deux ou trois racines mais un nœud de racines qui ont moisi sous terre sans personne pour le remarquer ».

 

Et, en en rappelant devant vous le souvenir de mon grand-père, de mes tantes, oncles, cousins, assassinés, je ne sais ni où, ni quand, et dont les cendres sont dans les champs polonais d’Auschwitz ou de Belzec, c’est à vos grands-pères, vos tantes, vos oncles et vos cousins que je pense, eux dont les os sont dans les charniers de Murambi.

 

Hillel, célèbre rabbin du premier siècle de notre ère,  disait à juste titre : «  Si je ne suis pas pour moi, qui le sera….  Mais si je suis seulement pour moi, qui suis-je ? ……

Anne-Marie REVCOLEVSCHI

 

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